Récit de Mathieu BLANCHARD
1e à la Diagonale des fous 2024
en 23h 25min 02s
Chapitre 1
22h, Saint-Pierre.
L'air est électrique. Les danseurs de feu illuminent la nuit, la musique bat son plein, et une marée humaine s'étend à perte de vue.
Je devrais être nerveux, mais contre toute attente, je suis serein.
Il n'y a pas de temps de passages gravés sur mon dossard, mon bras ou dans ma tête. Mon rythme cardiaque est bas, ma respiration calme.
Pourquoi ? Peut-être parce que je n’ai pas de pression. Une préparation loin d’être parfaite a transformé mon objectif : plus de performance à prouver, juste une course à vivre, à survivre.
Et puis… c’est parti !
La foule en délire nous emporte, les chants, les musiciens, les effluves de barbecue le long de l’océan Indien...
C’est envoûtant. On traverse les champs de canne à sucre jusqu'au premier ravito de Domaine Vidot km14.
Tout se passe bien, Alix me rassure, je me sens à l’aise. Alors, je me permets d’accélérer légèrement, de trouver mon propre rythme, celui qui résonne avec moi.
Deuxième ravito Notre Dame de la Paix km33, et c'est là que Ben et moi prenons un peu d'avance. La nuit est splendide, la pleine lune éclaire le ciel tandis que les étoiles veillent sur nous.
Aux ravitos suivants et sur le célèbre coteau de Kerveguen, Ben et moi restons ensemble. Mais la boue, la technicité du terrain...
c'est mon terrain de jeu ! Je m’échappe, je me laisse griser par le plaisir de glisser dans cette difficulté.
Puis, à droite, je vois le soleil se lever... la ceinture rouge de l'horizon m’hypnotise. C’est magique.
Et là, la descente vertigineuse vers Cilaos commence. Raide, dangereuse, mes sensations sont bonnes.
Pourtant, je me retiens. Il faut que je garde de l'énergie pour la suite.
Cilaos km76, la (presque) mi-course. Je me ravitaille, prends un moment pour souffler. On est trois, avec Jean-Philippe et Ben. Puis… direction le col du Taïbit.
La course ne fait que commencer.
Chapitre 2
...Ravito Cilaos, je ressors en tête, porté par les premières lueurs du jour. Je laisse filer mes jambes sur l'historique sentier des Porteurs, un terrain peu technique qui me permet de dérouler.
Mais la fête est de courte durée. Très vite, après la traversée de la rivière Bras Rouge, le « mur » se dresse : la montée vers le col du Taïbit (alt 2081m), frontière avec Mafate.
Je garde un bon rythme. À la traversée de la route, dernière chance pour se ravitailler avant les 800m de D+. On m’annonce que Jean-Philippe est à seulement 2 minutes derrière. Pas de panique. Je continue à grimper, le col approche, et je sens J-P revenir dans mon sillage.
Je me dis que s’il est revenu si vite, c’est qu’il n’a pas dû "lisser" son effort. La route est encore longue…
Nous basculons. Et là, tout change. Sans vraiment y penser, mon rythme explose. Je me prends au jeu, le « mode aventure » me pousse à sauter de pierre en pierre, à chercher la ligne parfaite pour descendre le plus rapidement possible vers Marla, premier ravito de Mafate.
Le pace est fou, je m’éclate littéralement ! Grâce à la team Daf, je profite de mes produits Naak pour repartir plein d’énergie, un luxe dans cet environnement. Je ressors devant J-P, et je ne le reverrai pas pendant un long moment.
La montée vers la Plaine des Tamarins se profile. Un plateau magique où l’on peut enfin souffler… mais attention aux pièges ! Le sentier est glissant, consolidé par des troncs d’arbres traîtres sous la boue. Au col de Fourche, je bascule dans le troisième cirque : Salazie.
Dans la Plaine des Merles, je décide de lever un peu le pied. La fatigue commence à s’installer, et je crains de payer l’addition plus tard. C’est à ce moment-là que J-P refait surface. Il fonce droit sur moi, à pleine vitesse. Plutôt que de résister, je décide de me glisser dans sa foulée, comme une locomotive qui file. Nous passons en trombe le ravitaillement de Sentier Scout.
J-P repart en imposant un gros rythme, et je peine à le rattraper.
Nous voilà à nouveau aux portes de Mafate. Et la course... (re)commence.
Chapitre 3
…km96 Nous rebasculons dans le cirque de Mafate, happés par le vertige du Sentier Scout. Devant nous, l’étroit passage des "Deux Fesses". À droite? Le vide absolu. Un ravin de frisson!
On respire. JP ralentit un peu. Mais il suffit d’une descente pour qu’il reparte à toute allure! Quelle maîtrise dans ces pentes! L’impression de le voir voler. Moi, en drapeau, j’essaie de reprendre mon souffle, en savourant l'instant du village d’Ilet à Malheur.
On traverse une passerelle surplombant le ravin de Petit Bémale. Je jette un œil en bas, juste trois secondes. Immense.
Les marches abruptes vers Aurère me prennent tout ce qui me reste. JP enfonce le pas, encore et encore. Je me dis : "Arrête. Ne cherche plus à suivre ou tu vas exploser". Ravito express. JP repart une minute avant moi. Une claque.
Mais c’est ce que j’aime, cette adrénaline qui pousse à se surpasser.
Heureusement, le prochain tronçon est mon terrain, je le rejoins sur le faux plat montant, puis nous plongeons ensemble dans une descente infinie vers La Rivière des Galets.
Les cuisses en feu. On prend le temps de se nettoyer, de se rafraîchir. Le pire est devant.
Et c’est là, sous cette chaleur écrasante, que tout s’inverse. Le mur est là, dressé, infranchissable : 1800m de D+ pour rejoindre le ti col du Maïdo. Malgré l’épuisement, je m’élance. JP décroche…
On se recroise dans l'ilet des Orangers sur l'aller-retour du pointage, on se tape dans la main! L’esprit du trail m’envahit, la fierté aussi, celle qui nous lie tous.
La brèche. Un dernier mur, un 800m insensé. Tout mon corps brûle, crie, souffre. À bout de forces, je sors enfin de Maïdo.
Et là… c’est le tumulte d’une foule en folie. Ils rient, chantent, dansent, soufflent dans une trompette. J’en oublie presque la douleur.
Km120, je m’assois. Pour un instant, je ne sens plus rien qu’un bonheur immense de vivre une grande Aventure…
Chapitre 4
...ravito Ti Col Maïdo. Je prends un moment pour recharger, changer de chaussures, et refaire le plein d’énergie.
Mais juste avant de repartir, voilà que je croise JP qui entre dans le ravitaillement. On est encore si proches, l'aventure continue ! Devant nous, une descente infernale, "la destroyer de quads". Ma stratégie ? Préserver mes forces.
Dans ma tête, une seule phrase : « Sois fluide, détends-toi. » La descente est infinie jusqu’à Sans Souci, puis vers ravito Ilet Savannah.
Traversée de la rivière des Galets : je me faufile, sautant de roche en roche en funambule. Et là, pour la première fois, un désir de performance s’installe en moi, prenant le dessus.
Alors que je remarque mes bons appuis dans les faux plats montants, je décide de pousser, de plonger dans l’inconfort, courir cette montée de 700m de d+. Chaque pas m’épuise, mais je gagne du terrain.
La descente par le Chemin Ratinaud est sans pitié, transformée par la pluie en un terrain de mud race. Rien n’épargne mes chevilles, chaque rocher et branche semble prêt à m’arrêter.
Enfin, le ravito de La Possession, première reconnection avec le monde. Le public est là, l’énergie est là, et moi, je suis encore debout, sans faire de roue.
Sur les pavés volcaniques du Chemin des Anglais, je réussis même à relancer. Ces pierres, habituellement implacables, semblent presque m’encourager ! Mais cette euphorie est de courte durée : la descente vers Grand Chaloupe est un chaos de glissades, un véritable carnage, un dernier ravito efficace où je me remplis de toute l'énergie de mes proches. Dans le Colorado, je m’accroche aux branches, m’appuie sur chaque touffe de végétation, un pas en avant pour quatre en arrière parfois. Tout mon corps est en alerte, chaque chute devient un combat!
Enfin, j’aperçois les portes du stade. Le bruit, les lumières, les gens.
Tout explose en moi. Une vague d’émotions m’envahit, un feu d’artifice dans le ventre répond à celui qui illumine le ciel.
Maman est en pleure, je pleure, je ris, je ne contrôle plus rien. Je l’ai fait. Je suis en vie, je suis fou.
Mathieu BLANCHARD